dimanche, mai 21, 2006

Incubateur d'un anarchisme pluriel


Frédérique Doyon, Le Devoir du samedi 20 et du dimanche 21 mai 2006

De petite manifestation marginale, le Salon du livre anarchiste (SLA) et le festival de l'anarchie qui le précède sont devenus, en sept ans, un rendez-vous notable quoique encore modeste dans la métropole.

«Ça prend vraiment de l'ampleur, corrobore Louis-Frédéric Gaudet, membre du collectif organisateur du SLA, qui se déroule aujourd'hui même, samedi. Il y a toujours plus de participants d'année en année. On le voit dans la réponse du public et des exposants.» Depuis la création de ce salon en 2000, l'achalandage est passé de quelques centaines à quelques milliers de visiteurs. L'an dernier, les organisateurs estiment qu'environ 3000 personnes y ont pris part. Le nombre d'exposants s'est aussi accru, atteignant de nouveaux sommets pour cette septième mouture avec 110 maisons d'édition et groupes politiques distincts, venus de huit pays (dont le Canada), comparativement à la dizaine de stands du tout premier salon. Cette année, ils arrivent du Canada, des États-Unis, de la France, de la Belgique, de l'Espagne, de l'Uruguay, du Venezuela et de l'Argentine. La Confédération nationale du travail d'Espagne et la Commission des relations anarchistes du Venezuela sont notamment présentes, cette dernière à travers son matériel éditorial seulement, car on a refusé le visa d'entrée au pays à ses représentants. Victime de son succès, le SLA a même dû refuser plusieurs «zines» -- ces petites publications maison réalisées par des collectifs d'auteurs. «On a un gros problème d'espace», indique M. Gaudet à propos du site du CEDA (Centre d'éducation populaire de la Petite-Bourgogne et de Saint-Henri), où se tient l'événement depuis quelques années. «On pourrait sûrement accueillir plus d'ateliers et d'exposants.»

Contrairement à ce qu'on croit, les éditeurs alternatifs qui occupent les stands ne sont pas tous des groupes obscurs. Écosociété, les Éditions Lux, la maison américaine AK Press y figurent, ainsi que des groupes politiques comme CLAC (Convergences des luttes anticapitalistes) et la Fédération anarchiste de France, qui proposent aussi leurs propres publications.
Mixité distinctive

Né dans un contexte politique précis, en 2000, pendant la préparation des manifestations contre le Sommet des Amériques à Québec, le SLA a sûrement bénéficié de la déferlante altermondialiste, qui repose sur des principes anarchistes en préconisant des solutions politiques à l'écart des institutions. «Le Salon a grandi à partir des réseaux qui se sont consolidés dans le militantisme», précise M. Gaudet. Mais le caractère multiculturel et ouvert de Montréal a aussi offert un terrain propice à l'épanouissement de l'événement, qui se distingue dans l'univers kaléidoscopique de l'anarchisme. «Ce qui fait la particularité du Salon de Montréal, c'est que c'est le seul endroit en Amérique -- même dans le monde, si je me fie aux autres salons que j'ai visités -- où il y a vraiment une mixité, où les différentes tendances de l'anarchisme se rejoignent», dit M. Gaudet. Des groupes ne se réclamant pas officiellement de l'anarchisme mais dont les pratiques sont très libertaires (comme les groupes de solidarité pour les droits humains avec l'Amérique latine et ceux qui s'impliquent auprès des immigrants et des réfugiés ici) côtoient les anarchistes plus traditionnels comme la Fédération anarchiste de France. À l'inverse, cette dernière ne fréquente pas le salon anarchiste de San Francisco, encore contreculturel et très associé au mouvement punk. «À Montréal comme tel, le milieu est extrêmement dynamique à cause des différentes tendances qui se rencontrent, ça donne une couleur très politique à l'événement, très ancrée dans les luttes qui s'organisent. C'est une tradition politique qui est en train de se définir.» Anthropologie anarchiste Depuis le début du mois, une flopée d'activités culturelles se succèdent dans le contexte du festival de l'anarchie : spectacles de musique, pièces de théâtre, films, cabarets, lancements de livres. Le festival culmine avec le Salon du livre aujourd'hui (samedi) et se conclut par une journée d'ateliers demain (dimanche). Parmi les invités spéciaux, George Sossenko, 86 ans, vétéran de la guerre civile espagnole dans les milices républicaines, vient témoigner de son expérience comme militant antifasciste de la colonne anarcho-syndicaliste Durruti, à l'occasion du 70e anniversaire de la fin de la révolution espagnole. Le membre du Collectif Capital Terminus -- groupe sympathisant de la NEFAC (fédération des communistes libertaires du Nord-Est) -- parlera des défis du combat contre le fascisme et de l'avancement de la révolution sociale. Auteur important de l'anarchisme contemporain, l'Américain David Graeber vient lancer son livre Pour une anthropologie anarchiste dans la métropole ce soir (samedi), pour marquer le 10e anniversaire de l'Institut des études anarchistes. Le propos central de son ouvrage, soit comment envisager le changement social en dehors des institutions, fera l'objet d'un débat. «L'anarchisme, en tant que philosophie politique, est véritablement en plein essor, écrit-il en introduction de son livre. Des mouvements anarchistes ou inspirés de l'anarchisme se développent partout dans le monde. De fondement de l'organisation dans le mouvement altermondialiste qu'ils étaient, les principes anarchistes traditionnels -- autonomie, association volontaire, autogestion, démocratie directe -- en sont venus à jouer ce rôle dans des mouvements radicaux de toutes sortes. Les révolutionnaires au Mexique, en Argentine, en Inde et ailleurs parlent de moins en moins de prendre le pouvoir, et ont commencé à formuler des idées radicalement différentes sur ce que signifierait même la révolution.» Si le contexte culturel de Montréal (la diversité des cultures, des langues) a peut-être un lien avec le dynamisme du SLA, celui-ci profite sûrement aussi d'un contexte favorable plus global.

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